«... Pour que on ne fasse pas de mal et n’introduise pas la nouveauté, et on ferait tout comme ça était à l’ancien »*: la naissance d’un acte juridique au Grand-Duché de Lituanie. A propos de la monographie de A. I. Grusha «La crise de confiance? Emergence et adoption du document juridique au Grand-Duché de Lituanie (fin du XIVe – début du XVIe siècles)» «Krizis doveria? Pojavlenie i utverždenie pravovogo dokumenta v Velikom Knjažestve Litovskom, konec XIV– pervja tret’ XVI vv.) (Moscou, Saint-Pétersbourg: Centre d'initiatives humanitaires, 2019. 608 p.)
Le phénomène de Francysk Skaryna est souvent présenté comme unique et isolé dans les études de l’histoire et de la culture de la Biélorussie au début du XVIe siècle. Pendant ce temps, la logique des études sur Skaryna présuppose inévitablement des questions sur la façon dans quelle mesure l’entreprise de Skaryna était «moderne» (en utilisant le calque du terme anglais «modern»), comment elle était liée au fonctionnement interne de la culture dans les terres biélorusses du Grand-Duché de Lituanie, et à quel point cette «modernité» était stable / éphémère. Le livre de A. I. Grusha «La crise de confiance? …» offre nous l’occasion de considérer ce problème dans une nouvelle perspective. Il s’agit de la deuxième édition, publiée en 2019, complétée et révisée, de sa monographie «Écriture documentaire du Grand-Duché de Lituanie (fin du XIVe – premier tiers du XVIe siècles)» (L’Académie nationale des sciences de Biélorussie, la Bibliothèque scientifique centrale de Yakub Kolas. Minsk: Belaruskaya navuka, 2015, 465 p.).
Consacrée, à première vue, à un segment «étroit» des documents juridiques, cette étude ouvre en réalité un spectre extrêmement large de l’univers, de la psychologie et de la vie quotidienne des gens du Moyen Âge tardif, mettant en évidence le nature rituelle et symbolique, le développement de normes de bénéfices, faveurs, privilèges, litiges liés à la propriété foncière, à l’héritage, aux relations urbaines, au commerce, donnant une «voix» aux différentes couches de la société ruthène du Grand-Duché de Lituanie. Nous voudrions surtout noter la remarquable densité du livre avec des documents de cette époque: le «discours direct» des acteurs de l’histoire imprègne toute la monographie.
Un fil conducteur de l’œuvre est l’idée de l’unité du «bonneté chrétienne», son opposition à la modernité / «novina» (l’auteur considère le temps du règne de Vitold le Grand comme le moment de la rupture du «droit coutumier» et «modernité») et le rôle de la sécularisation progressive de la société au milieu du XVIe siècle. L’un des exemples frappants de ce processus est le déclin du serment comme moyen de prouver la vérité lors le jugement qui révèle l’évolution de la façon de penser de gens d’antan. Ainsi, le Statut de 1529 n’admettait le serment que ceux qui se confessaient et recevaient la communion annuellement. De plus, la procédure du serment lui-même était associée à certains rituels: elle n’était souvent exercée que après le troisième jour du jugement, et cela se faisait «selon la coutume», après le jeûne et la confession dans l’église (p. 164). Néanmoins, malgré la vitalité de cet attribut «d’antiquité», dans le même Statut de 1529, l’article réglementant la procédure de remboursement des dettes prévoyait le triomphe évident du document sur le serment, si le parti avait dans sa possession une preuve écrite de la dette. Comme souligne l’auteur lui-même: «Un morceau de papier, pourvu de texte, avait désormais plus de pouvoir qu’un acte religieux!» (p. 165).
Le récit, structuré en neuf parties avec une division détaillée en chapitres et paragraphes, est généralement construit autour de la confrontation de «l’antiquité», ce type d’institution médiévale de tradition et de coutume qui régissait les conditions juridiques, socio-économiques, politiques et culturelles dans les terres lituaniens, ruthènes, samogitiens et autres du Grand-Duché de Lituanie, avec des défis de la «modernité» [i]. A. I. Grusha démontre comment un rituel religieux dominant au premier temps, perd sa force et cède la place à un document, laissant néanmoins des «traces» sémiotiques visibles aujourd’hui. Pourtant, malgré les thèses systématiquement formulées sur la «sécularisation de la conscience publique et des relations sociales», sur l’avancement du document écrit par les autorités (le Grand-Duc et l’Église), à la lecture approfondie des sources, on voit que même dans la première moitié du XVIe siècle, le document ne remplace pas complètement le rituel religieux comme moyen de légitimation des contrats sociaux. De nombreux exemples, éloquemment et soigneusement cités par l’auteur, témoignent leur coexistence. Ainsi, dans le différend sur la parcelle hypothéquée entre le boyard du povet Novgorodsky Lenka Petrashevech et le noble Fedka Mikhailovich Svyatosha (1519), la décision du jugement disait: «Et si les témoins qui sont inscrits dans les documents, Lenko ne fournira pas sur le terrain devant le prince Fyodor, et s’il le fait, ils témoigneront qu’ils n’étaient pas présents là ou qu’ils ne savaient pas ou n’ont pas vu avec leurs propres yeux comment Lenko a donné de l’argent … alors ces documents devraient être déchirés» (p. 442).
Ainsi, bien que «la tradition ait perdu le caractère d’un impératif religieux», elle «conservait sa constance, son endurance et sa souplesse» (p. 488). «Le document et les institutions sociales introduites par ce dernier pouvait vivre et se développer, entre autres, parce qu’ils ont trouvé le soutien dans l’institution traditionnelle de l’antiquité / la coutume. Sous l’influence de la tradition, la pratique de l’édition par documents devenait elle-même coutumière. Le document inspirait confiance, car son authenticité pouvait être confirmée oralement en présentiel» (p. 488).
En ce sens, la monographie de A. I. Grusha soulève, à notre avis, une question extrêmement importante pour les chercheur sur Francysk Skaryna mais aussi, plus généralement, pour tous les spécialistes en histoire et culture biélorusses de cette période. La fin du XIVe – XVIe siècles est une époque remarquable dans l’histoire de la Biélorussie, certains même la qualifient d’«âge d’or» et conjuguent avec la Renaissance. Mais quelle était la vraie dynamique de cette époque? Dans quelle mesure peut-on parler du «Moyen Âge tardif» ou du «début des temps modernes» par rapport à cette période? Et si on ne considère pas la «culture» seulement comme la somme des manifestations uniques de l’activité des «élites», mais plutôt comme la conjonction de la conscience quotidienne des gens, des représentations mentales, des systèmes symboliques, des coutumes et des valeurs, stéréotypes de perception, modèles comportementaux[ii], où la préservation et même le fonctionnement parallèle de la tradition et la coutume en font partie intégrante? Puis, le moment à partir duquel il serait possible de capter la «modernité» sur les terres biélorusses reste problématique.
Peut-on parler à ce propos du «long Moyen Âge», dont le concept a été défendu par J. Le Goff? Ce «long Moyen Âge», en supprimant l’étiquette «sombre», met l’accent sur la continuité et la coexistence de différentes formes de conscience culturelle qui faisaient souvent appel à «l’antiquité», la tradition (Desinat novitas incessere vetustatem! [iii]). Cet «long Moyen Âge», passé par des «ruptures» et «progrès», «est amené à connaître des renaissances, plus ou moins brillantes, lesquelles s’appuient souvent sur le passé du fait d’une fascination pour celui-ci éprouvée par l’humanité du temps. Mais ce passé ne sert que comme héritage permettant le saut vers une nouvelle période». Car «l’Histoire n’est jamais immobile» [iv].
Tout au long du livre, prêtant les voix au passé, A. I. Grusha met l’accent sur le facteur personnel et humain des changements dans la société. Dans le même temps, l’auteur pose des questions qui portent sa recherche à un nouveau niveau: «L’adoption du document est-elle liée à la chute de la confiance d’un individu aux serments religieux et aux paroles des personnes témoignant?» «Ne devrions-nous pas chercher plus attentivement les réponses aux questions concernant les changements fondamentaux de la société au niveau plutôt personnel des participants ?» (p. 489). Ces questions, présentées comme des perspectives pour les nouvelles réflexions, ne sont pas accidentelles (en fait, le titre du livre lui-même y renvoie le lecteur), mais aussi profondément éloquentes. Il nous semble que la monographie «La crise de confiance? …» ouvre une nouvelle page dans les études du phénomène de «l’antiquité» (la tradition), révélant pour la première fois en historiographie sa dimension anthropologique et démontrant son «micro-niveau» dans le contexte social, économique et politique.
Grâce à sa riche base documentaire, sa conception illustrative et son approche à travers de «l’expérience de l’histoire», ce livre ne laissera pas indifférent non seulement les spécialistes dans les études sur Francysk Skaryna, mais aussi les historiens, les slavistes, les bibliophiles, les chercheurs dans les domaines interdisciplinaires et tous les amateurs de l’histoire de la Biélorussie et du Grand-Duché de Lituanie.
Lire la table des matières en russe et en anglais
*De la réponse du Grand-Duc à la plainte de «l’ambassade» et des bourgeois de Vitebsk contre le gouverneur de Vitebsk, le prince Mikhail Ivanovitch. Orig.: Lietuvos Metrika = Lithuanian Metrica = Литовская метрика. Knyga 5 (1427-1506). Užrašymų knyga 5. Baliulis A., Dubonis A., Antanavičius. Vilnius: Lietuvos istorijos institutas, 2012. № 79. Р. 70 (1495). Cité de: Груша А. И. «Кризис доверия?…», p. 475.
[i] Кром М. “Старина” как категория средневекового менталитета (по материалам Великого княжества Литовского XIV — начала XVII вв.) // Mediaevalia Ucrainica: ментальність та історія ідей. Киiв, 1994. Т. 3. С. 68-85.
[ii] Duby G. Problems and Methods in Cultural History, in G. Duby. Love and Marriage in the Middle Ages. Chicago, Cambridge: University of Chicago Press, Polity Press, 1994. (1 éd. Mâle Moyen Âge: de l’amour et autres essais. Flammarion, 1988). P.130.
[iii] «Пусть новина перестанет наступать на старину!» (выражение, приписываемое папе римскому Селестину, V в. Викентий Леринский. Vincentii Lirinensis Adversus profanas omnium novitates hæreticorum Commonitorium. Cantabrigiae: Ex officinâ Joh. Hayes 1689. 32:7.
[iv] Le Goff, J. 2014, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Paris, Seuil. Édition du Kindle.