Préface de Tomáš Hoskovec, président du Cercle linguistique de Prague, du livre d’Il’ja Lemeškin «Portrait de Francisk Skorina. Еn commémorant le 550e anniversaire de sa naissance (1470–2020)»

Jiří Altman. Planche xylographique pour le portrait de Francysk Skaryna réalisé en 2020
Dans: Илья Лемешкин – Ilja Lemeškinas – Il’ja Lemeškin. Портрет Франциска Скорины. К 550-летию со дня рождения книгоиздателя (1470–2020) / Pranciškaus Skorinos Portretas. 550-ąsias gimimo metines minint (1470–2020) / Portrait de Francisk Skorina. Еn commémorant le 550e anniversaire de sa naissance (1470–2020). Vilnius-Prague: Institut national de langue lituanienne; Cercle linguistique de Prague, 2020 (Travaux du Cercle linguistique de Prague nouvelle série, vol. 10). 300 p. ISBN 978-609-411-266-9, ISBN 978-80-87269-58-9. P. 7-18.

Par un concours de circonstances, le volume 10 de la nouvelle série des Travaux du Cercle linguistique de Prague paraît avant le volume 9. Porteuses de valeurs symboliques et morales non négligeables, ces circonstances-là seront exposées à la fin de cette préface dont la fonction principale est d’ancrer la présente publication dans le programme du Cercle de Prague. Après deux volumes ayant le caractère de monographie collective, qui par une pléthore de perspectives visaient à relever l’actualité des projets sémiologique et structuraliste, pour aboutir à leur fusion qui vise le futur, nommée « philologie englobante » (Karl Bühler, une théorie du langage redécouverte, TCLP, n.s. 7, 2018; Expérience et avenir du structuralisme, TCLP, n.s. 8, 2019), en viennent deux autres, rédigés chacun par un seul auteur, qui élaborent le programme philologique du CLP à l’une et l’autre extrémité de la gamme sémiologique, à savoir approche englobante des unités élémentaires et des moments distinctifs du plan de l’expression du signe linguistique (Jiří Hedánek: An outline of phonology, TCLP, n.s. 9, à paraître), et approche englobante des signes tout entiers à très grande taille, relevant de divers ordres sémiologiques à la fois (Iľja Lemeškin: Portrait de Francisk Skorina, TCLP, n.s. 10, 2020).

Francisk Skorina (1470 – 1551/1552), pionnier du livre imprimé au Grand-duché de Lituanie, est un personnage bien connu des spécialistes des études slaves et baltes, qui mériterait d’être connu également du large public érudit européen, précisément comme un exemple — au sens latin de exemplum – d’envergure européenne. Sa Bible ruthène, imprimée fascicule par fascicule entre 1517 et 1525 à Prague d’abord, puis à Vilnius, fait époque tant dans l’évolution linguistique des parlers slaves orientaux, que dans l’évolution à la fois culturelle et politique-civique de l’État de Lituanie. Scrutée soigneusement en tant que monument de langue et source de formations linguistiques, appréciée chemin faisant pour les belles gravures qui l’ornent, la Bible ruthène de Skorina n’a été jusqu’à présent jamais conçue comme un signe culturel complexe un et unique, véhiculant une communication particulière dans un contexte historique particulier. Au fait, les tirages d’un même fascicule varient entre eux de façon remarquable, ce qui nécessite une explication fonctionnelle; ils étaient destinés à divers publics. L’auteur de cet Préface ouvrage en donne des preuves convaincantes pour l’ensemble de la Bible de Skorina, et l’élabore en détail pour une gravure tout à fait exceptionnelle: une même plaque xylographique, subissant des ajouts ou des suppressions, permet d’orner certains tirages de sa Bible du portrait séculaire de l’éditeur, et d’autres, du portrait symbolique de saint Jérôme.

La suite argumentative des analyses de M. Iľja Lemeškin est résumée en français à la fin de ce volume. Notre préface, avant de développer le contexte sémiologique pragois (partie IIe) et le contexte politique européen du présent ouvrage (partie IIIème), s’ouvre (partie Ière) par un exposé historique de nombreuses données européennes qui doivent être tenues à l’esprit: qu’est-ce que la langue ruthène ? dans quel sens le Slave Skorina est-il un Lituanien ? de quelle Europe était-il citoyen ? quel fut le rôle de Prague dans ses activités ? est-il sensé de se demander si Skorina était catholique ou orthodoxe?

 

I.

La linguistique comparée indo-européenne distingue vieux-slave et slavon d’église. Basé sur le continuum dialectal bulgaro-macédonien des Balkans du sud, le vieux-slave n’est pas la «mère» des langues slaves modernes, mais leur « soeur aînée ». Élaboré au IXe siècle, il servit de langue de culture chrétienne à différents peuples slaves qui vivaient sous différentes formes politiques, et cessa d’être langue culturelle-littéraire-liturgique vivante à la fin du XIIe siècle. À partir du XIIe siècle, dans divers États de l’Europe de l’époque, dont les peuples pouvaient parler des langues très diverses, pas nécessairement slaves, le vieux-slave se transforma en slavon d’église qui fonctionna comme langue identitaire, langue intellectuelle et d’intellectuels par excellence: son rôle était comparable au rôle du latin ou du grec dans d’autres pays d’Europe; cependant, aux peuples slaves, le slavon était beaucoup plus compréhensible, passivement, que n’était le latin aux peuples romans, germaniques ou autres.

La langue de la Bible ruthène de Skorina est majoritairement le slavon d’église portant des traits caractéristiques du ruthène tel qu’il était pratiqué dans le Grand-duché de Lituanie aux XVe et XVIe siècles; certaines parties de moindre étendue étant rédigées en ruthène pur. Or ce n’est pas le rapport génétique entre ruthène et slavon d’église qui nous intéresse ici, mais leur rapport fonctionnel. Le mot ruthène vient du latin lingua ruthenica qui désignait les parlers de l’ancienne Rous’, et en tant qu’adjectif, tout ce qui se référait à cet espace historique et culturel. Il ne faut surtout pas confondre les termes Rous’ et Russie: la « Russie » est un concept politique impérial moscovite relativement moderne, élaboré par les princes de Moscou au cours du XVIe siècle[i]; la « Rous’ » désigne diverses réalités historiques beaucoup plus antérieures ou nettement alternatives au concept moscovite, dont la « Rous’ kiévienne », une sorte de fédération de principautés slaves orientales, ayant Kiev pour métropole ecclésiastique et centre culturel, qui fut détruite déjà en 1240.

Il échut au Grand-duché de Lituanie, consolidé à partir de 1236, de devenir progressivement maître de la majeure partie des terres de l’ancienne Rous’ kiévienne, y compris pour leur civilisation, infrastructure, religion, et culture. Les Lituaniens en adoptèrent également la langue de l’écriture. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, le lituanien était pratiqué à la cour des grands-ducs de Vilnius en tant que langue orale, or dès le début, archives d’État, chroniques des souches princières, codes juridiques de Lituanie furent rédigés et tenus en ruthène; les princes lituaniens étaient fiers de disposer des textes constitutifs de leur État dans leur propre langue, tandis que d’autres nations, le relevaient-ils eux-mêmes, étaient obligées à se référer aux textes latins, donc en langue étrangère. Aucune surprise de trouver, dans les récits lituaniens du XVIe siècle, des phrases disant – en ruthène, inévitablement – « alors se firent la guerre Moscou et Rous’ », où Rous’ désigne carrément la Lituanie.

Francisk Skorina était originaire de Polotsk, grande ville prospère et métropole culturelle à population slave, située au nord-est de la Rous’, à savoir Grand-duché de Lituanie. Pour les habitants de Polotsk, comme pour tous les habitants slaves du Grand-duché, ruthène et slavon d’église n’étaient pas deux langues différentes, mais deux registres fonctionnels de la même langue à laquelle ils s’identifiaient comme à la leur, le ruthène servant à la communication profane, autant noble que de tous les jours, le slavon, à la communication sacrale.

Régnant sur de vastes espaces, les princes lituaniens étaient, dès le XIIIe siècle, un facteur politique à l’échelle européenne: en 1253, le pape Innocent IV fit couronner, par son légat spécial, le prince Mindaugas roi; en 1358, l’empereur Charles IV envoya l’archevêque de Prague comme son ambassadeur personnel auprès des deux co-princes de l’époque, Algirdas et Kęstutis, en leur proposant un projet politique de grande envergure, qui échoua parce que les co-princes demandaient davantage… Des descendants du grand-duc Jogaila, les Jogailaičiai en lituanien[ii], montèrent     sur trois trônes européens: Pologne (1386 – 1572), Hongrie (1440 – 1526, avec interrègne), Bohême (1471 – 1526). L’université de Prague, fondée en 1348, fut dotée, en 1397, d’un collegium lithuanicum pour abriter et entretenir des ressortissants lituaniens qui faisaient leurs études à Prague.

Ressortissant lituanien, Francisk Skorina fut un intellectuel européen: se référant toute sa vie durant avec fierté à sa ville natale de Polotsk, il fréquenta l’université de Cracovie, obtint le grade de docteur en médecine à celle de Padoue, s’installa à Prague, puis à Vilnius, fit un saut à Königsberg, et revint à Prague où il vécut les deux dernières décennies de sa vie, terminée en hiver 1551/1552[iii]. Skorina fut un intellectuel « bourgeois », à force de bénéficier de ce statut social prestigieux; citoyen pragois, il laissa à sa mort des biens non négligeables. Il devait son prestige et sa richesse au poste de jardinier royal cultivant des plantes médicinales. Chose importante, Skorina n’obtint pas un poste préexistant, mais réussit à faire approuver par le roi de Bohême, qui était en même temps l’empereur de Rome, son projet de créer à Prague un jardin tout neuf, qui en fait était le premier jardin renaissance en Europe transalpine.

Skorina eut donc la chance de clore sa vie mouvementée en rencontrant un succès à la fois social et économique. Sa Bible ruthène, vue comme entreprise, fut par contre un échec. Lors de son premier séjour pragois, Skorina réussit en peu de temps (1517 – 1520) à imprimer tout l’Ancien Testament, orné de gravures et accompagné de ses propres commentaires[iv]. Or son public était fort éloigné. En 1520, Skorina quitta Prague pour Vilnius, capitale du Grand-duché. Là, faute de soutien et d’écho, il publia d’abord un liber viaticus ruthène (1522), puis, en un seul volume, les Actes et les Épîtres des apôtres (1525); ses Évangiles restèrent inédits. Compte tenu de l’effervescence religieuse qui eut lieu au Grand-duché de Lituanie dans la deuxième moitié du même XVIe siècle, Skorina eut le « tort » d’être arrivé prématurément…

Le projet biblique de Francisk Skorina (1517 – 1525) est contemporain du projet biblique d’Érasme de Rotterdam qui publia son Nouveau Testament grec, accompagné de sa propre traduction en latin, en 1516; y suivirent de nouvelles éditions, toujours remaniées, en 1519, 1522, 1527, 1535. L’édition grecque d’Érasme, appelée textus receptus, est le tout premier Nouveau Testament grec disponible dans l’Europe latine. Nous savons qu’Érasme s’appuyait sur des manuscrits de qualité parfois inférieure, or ce n’était pas là sa faute à lui: il examina toutes les sources auxquelles il avait accès. La Bible ruthène de Skorina est elle aussi un textus receptus; c’est la toute première édition complète du texte biblique en slavon d’église, destinée à une large diffusion[v]. Le grand mystère de la philologie slave résonne: quelles étaient alors les sources de Skorina ? Nous n’en savons rien, et sauf découverte grandiose tout à fait inattendue, nous n’en saurons jamais rien. Le corpus préservé du vieux-slave aussi bien que les corpus de toutes les variétés historiques et locales du slavon d’église comprennent notamment des morceaux choisis de textes bibliques, psaumes, extraits d’évangiles et d’apôtres, destinés à l’usage pratique lors de la liturgie; nous disposons en outre d’évangiles et d’actes complets, mais d’aucun manuscrit complet du Nouveau ni à plus forte raison de l’Ancien Testament, et rien ne nous autorise à suggérer que de tels manuscrits complets aient jamais été conçus auparavant. Du vivant de Skorina furent rédigés deux recueils manuscrits  des livres bibliques en slavon, la soi-disant Bible de Gennadij de Novgorod, oeuvre collective organisée par l’archevêque de Novgorod-le-Grand, achevée en 1499, et la soi-disant Bible de Matvej [Matthieu] le Dixième, oeuvre individuelle, commencée en 1502 à Vilnius et achevée en 1507 à Supras’l’; compte tenu du statut des deux manuscrits et du mode de leur conservation, Skorina ne pouvait y avoir aucun accès, et selon toute probabilité en ignorait même l’existence. À Prague, Skorina pouvait théoriquement consulter – nous n’en avons pas de preuve – la bibliothèque du monastère bénédictin dit d’Emmaüs qui avait conservé une tradition slavonne[vi], et puisait largement – pour cela, ses imprimés abondent en preuves – dans la traduction tchèque de la Bible, alors très répandue[vii]. Dans quelle mesure Skorina procéda-t-il à la façon d’Érasme qui n’hésita point à traduire lui-même en grec, à partir de la Vulgata de saint Jérôme, les quelques passages qui manquaient à ses manuscrits grecs ?

Le projet biblique de Francisk Skorina (1517 – 1525) est contemporain du projet de la Biblia Deudsch de Martin Luther, dont la parution s’étend du Septembertestament de 1522 à la Gesamtausgabe de 1534, et qui est beaucoup plus que l’on ne croit un travail collectif, coiffé par le rédacteur éponyme, professeur d’exégèse biblique. L’objectif de Luther n’était point philologique mais éducatif: donner à la nation allemande un texte fiable et compréhensible de la Bible; le recours qu’il eut au grec et à l’hébreu était motivé par son soin d’éviter les erreurs contenues dans la Vulgata, qui néanmoins restait pour lui la Bible de référence. L’objectif de Skorina, qui travaillait tout seul, fut identique à celui de Luther, mais aussi d’Érasme, à ceci près que Skorina s’adressait à la nation ruthène; l’approche éducative de Skorina est particulièrement prononcée dans son liber viaticus ruthène (1522). Le slavon d’église dans lequel il publia sa Bible, était, nous l’avons constaté plus haut, un registre fonctionnel spécial du ruthène, et l’écart entre le slavon biblique et le ruthène de tous les jours n’excédait peut-être pas celui qui pouvait alors exister entre l’allemand de la Luther-Übersetzung et les très divers et très variés parlers germaniques du Saint-Empire.

Reste le fait que contrairement à Érasme et à Luther, deux moines augustiniens et prêtres ordonnés, Skorina était un laïque érudit, sans pourtant être moins pieux ou moins soucieux du salut humain. Or tandis qu’Érasme est connu pour ses rapports délicats et Luther pour ses rapports radicaux avec l’Église institutionnelle, nous ne sommes au courant d’aucun conflit entre Skorina et les Églises qui l’entouraient; tout ce que nous savons de lui nous mène plutôt à imaginer un brave bourgeois qui cherche toujours à être en bons termes avec les autorités locales. Ce que par contre Skorina partage avec Érasme et Luther, c’est d’appartenir aux pionniers du portrait individuel de l’homme de ce monde; tous les trois ont eu leurs portraits en récompense pour leurs mérites. Les portraits d’Érasme aussi bien que de Luther sont notoires et ont fait l’objet de toute sorte d’interprétations. Le portrait de Francisk Skorina trouve dans cet ouvrage sa toute première introduction dans le monde européen contemporain.

Le Vilnius de Skorina était une capitale européenne mi-orthodoxe, mi-catholique, le Prague de Skorina, en vertu des compactata religionis (1433 – 1567), une capitale européenne mi-utraquiste, mi-catholique; nous savons qu’au XVe siècle, les utraquistes tchèques cherchaient activement à nouer des liens politiques avec des orthodoxes tant à Byzance qu’en Lituanie[viii]. Dans les deux capitales, Skorina entretenait de bonnes relations avec les deux grandes communautés religieuses prévalentes, se présentant comme orthodoxe ou catholique selon ses convenances. Loin d’accuser Skorina d’« opportunisme bourgeois », nous voulons relever que: (i ) chrétien fervent et sincère, le laïque Skorina agissait en humaniste européen universaliste, recherchant au tout premier chef le royaume de Dieu, non pas pour sa propre personne, mais pour l’ensemble du «peuple commun», et s’occupait peu des institutions ecclésiastiques; (ii) à l’époque de Skorina, l’Église latine, affaiblie par sa crise interne profonde et chronique, était fort encline à une réconciliation avec l’Église grecque; qu’elle n’y parvînt pas du vivant de Skorina, ne témoigne que de sa faiblesse. Or grâce à la persévérance et à l’ouverture politique du Grand-duché de Lituanie, fut conclue, en 1596 à Brest, ville de Lituanie, la toute première union réelle et efficace des Églises latine et grecque, nommée Église grecque catholique, ou tout simplement, Église uniate, qui était de rite grec, d’expression slavonne et d’obédience romaine; en raison de toute son oeuvre, Francisk Skorina, docteur en médecine, humaniste européen, originaire de la nation politique ruthène, c’est-à-dire lituanienne, peut être qualifié d’uniate avant la lettre.

L’union ecclésiastique gréco-latine est un apport culturel et politique d’envergure européenne de la Rous’. Il n’est aucune surprise que dès le début, l’ennemi juré de cette union fut – et reste de nos jours – la Russie moscovite, en vertu précisément de son idéologie de « troisième Rome ». Chaque fois que Moscou prit, par la suite, une nouvelle partie de la Rous’ au détriment de la République aristocratique polonaise-lituanienne[ix], les uniates en furent les premières victimes – à tel point que l’Église uniate n’a survécu, historiquement, qu’en exile, sur le sol tchèque et notamment slovaque, alors que son retour en Ukraine et en Bélarus, ses terres d’origine, s’avère, même au XXIe siècle, extrêmement difficile.

 

II.

Nous avons expliqué les principes de l’approche sémiologique pragoise dans notre préface au 8e volume de cette nouvelle série des Travaux du Cercle linguistique de Prague: tout artefact soumis à l’examen sémiologique est conçu comme véhiculant du sens lors d’un événement historique et culturel particulier, socialement normé; cet événement se déroule toujours au sein d’une collectivité particulière qui consiste en structures de rapports entre individus, et à plus forte raison, en structures de rapports entre sous-structures d’individus. Le long exposé que nous avons fait dans la partie Ière, ne sert qu’à relever combien est complexe le cadre historique et culturel qui seul permet l’interprétation sémiologique de la Bible ruthène; la philologie englobante est une science du concret.

Tout artefact véhiculant du sens est un signe; la Bible ruthène en est un, elle aussi. L’artefact tout entier est le signe premier, signe global, à l’intérieur duquel on peut délimiter des parties structurales comme des signes secondaires ; le processus de délimitation de signes partiels peut être répété un nombre fini de fois. L’objectif d’une pareille délimitation n’est pas d’arriver à la décomposition totale du signe premier en éléments constituants, mais à fournir un inventaire manipulable, donc forcément de taille « raisonnable », de signes partiels à l’aide desquels nous pouvons expliquer un aspect du sens global du signe premier. Aussi M. Lemeškin délimite-t-il, à partir du signe premier qu’est la Bible ruthène de Skorina, l’ensemble des gravures comme l’appareil d’illustration; à partir de l’appareil d’illustration, les portraits de personnages non bibliques; à partir des portraits, des écriteaux, qui peuvent être absents, et une mouche qui, elle aussi, peut être absente.

Nous savons depuis Saussure que « le signe ne signifie pas, le signe vaut ». Or le signe ne vaut que par opposition à un autre signe au sein d’un ensemble définitoire particulier. De tels ensembles définitoires sont, d’un côté, des artefacts culturels et historiques appartenant à toute une collectivité particulière, en quoi consiste l’aspect conventionnel de la sémiose; et de l’autre, des formations ad hoc, résultant de la structure de l’œuvre qui véhicule du sens lors d’un événement concret: voilà l’aspect créatif de la sémiose.

L’ensemble définitoire de base pour toute œuvre d’art, aussi bien que pour tout artefact culturel, est le genre. Loin d’être un instrument classificatoire au service de l’histoire, le genre est l’encadrement indispensable de l’acte sémiologique: c’est le genre qui détermine qui s’adresse à qui dans quel rôle et à quel sujet; la sémiose est foncièrement fonctionnelle. La Bible ruthène du docteur Francisk Skorina appartient au genre de livre imprimé du premier début du XVIe siècle, genre récemment instauré eu Europe, qui n’existait pas encore en Lituanie; et à celui de Bible destinée aux laïques, genre rarissime alors en Europe toute entière, à l’exception de la Bohême hussite. L’illustration de livre, genre inconnu en Lituanie, était en train de subir, en Bohême, une transition technologique profonde en passant des enluminures sur parchemin faites à la main, genre traditionnel ayant vécu son apogée à la fin du XIVe siècle, aux gravures imprimées sur papier, genre moderne qui allait vivre son apogée dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Le genre autonome de portrait indépendant de personne séculaire n’en était alors qu’à sa naissance, le portrait de Francisk Skorina étant le deuxième exemple de ce genre, historiquement attesté pour le Royaume de Bohême.

Outre le genre, c’est la tradition discursive qui s’impose à la constitution des ensembles définitoires lors du processus de sémiose. Le projet de Skorina appartient aux discours de la Renaissance européenne; le pluriel dont nous nous sommes servi est important: il faut distinguer Renaissance italienne, qui était en train d’envahir la France, et Renaissance transalpine, s’étendant alors de la Flandre à la Bohême, tandis que la Hongrie était déjà envahie par les Turcs; tout en reconnaissant que la Lituanie, c’est-à-dire la Rous’, vivait encore son double Moyen-Âge, le grec et le latin. À tout cela, M. Lemeškin a dûment égard dans ses analyses.

Une technique sémiologique particulière, développée dans le foyer pragois de structuralisme fonctionnel, consiste à opposer le grand signe-artefact, signe-œuvre, à des signes «virtuels» que l’on produit facilement en changeant, dans l’œuvre originale, tel ou tel moment structural, qu’il s’agisse d’unités lexicales, constructions grammaticales, contours prosodiques, arrangements du récit. C’est précisément sur le fond de pareilles oppositions que l’on relève l’apport à la valeur globale des petits moments ainsi modifiés. Or l’ensemble des impressions préservées de la Bible de Skorina, sous forme de fascicules individuels aussi bien que de volumes reliés, nous offre une abondance d’exemplaires qui varient précisément par l’arrangement des gravures imprimées, par des ajouts ou enlèvements exercés dans une seule gravure, par le choix d’un fond hachuré ou lisse, par l’absence ou présence d’un paratexte. Inutile donc de créer des signes virtuels, il suffit d’interpréter les oppositions réellement attestées – et nous sommes loin de croire que nous disposons de toutes les variantes jamais produites par Francisk Skorina. Voilà en quoi consiste le travail de M. Lemeškin: à force d’analyser les variantes réellement imprimées de la Bible de Skorina, où une seule plaque xylographique peut être appliquée avec ou sans écriteaux à l’intérieur, avec ou sans mouche sur la bordure, avec ou sans paratexte à l’extérieur, il parvient à déchiffrer des messages individualisés, confiés à telle ou telle impression particulière; ce faisant, il a réussi entre autres à établir, grâce à l’interprétation adéquate du portrait de l’éditeur, l’année exacte de sa naissance, qui jusqu’alors n’avait fait que l’objet de conjectures, à savoir 1470. Le présent volume paraît donc à l’occasion du 550e anniversaire de la naissance de Skorina.

Ce n’est qu’à partir d’analyses aussi détaillées, analyses à la fois sémiologiques, philologiques et historiques (la différence en ne consiste qu’en perspective), que l’on peut procéder à des généralisations, qu’elles soient conçues de façon traditionnelle: quel est le symbolisme de la mouche dans l’art ? ou moderne: comment une mouche influence-t-elle la perception d’une œuvre d’art ? À ce sujet, le CLP a demandé un essai à ses collègues de Zurich, M. Tomáš Glanc et Mme Seraina Renz, qui ajoutent à l’expérience de la première Renaissance de Rous’, telle que la représente Francisk Skorina, celle de la Modernité tardive de Russie, représentée ici par M. Ilya Kabakov.

Dès ses débuts, le Cercle linguistique de Prague entretient des liens privilégiés avec des artistes. Le Cercle actuel est fier de ce que deux grands artistes contemporains, doyens de leurs domaines respectifs, M. Jiří Altmann de Prague et M. Ilya Kabakov de New York, ont bien voulu contribuer par leurs œuvres d’art à l’embellissement du présent livre; qu’ils en soient remerciés, aussi bien que M. Eugène Ivanov de Prague. Profitant de l’occasion, le CLP tient également à remercier ceux, en l’occurrence, celles qui par leur grand travail ont transmué le livre en bel artefact matériel: Mlle Terezie Unzeitigová de Prague, qui a en fait la maquette et la couverture, y ajoutant – selon l’idée et sur invitation de l’auteur du livre – une mouche qui s’y promène, Mme Gražina Kazlauskienė de Vilnius, qui en a fait la mise en pages, Mme Birutė Sinočkina de Vilnius, qui en a assuré la révision linguistique, et Mme Kamilė Kalibataitė de Vilnius, qui en a assumé l’impression; l’art, l’artisanat et la science doivent toujours se rencontrer pour qu’il y ait la culture.

 

III.

Dans des travaux sérieux d’histoire on lit souvent que les livres de Skorina furent rédigés en vieux-bélarussien. Ce n’est pas inexact, c’est un choix de perspective. À l’optique de synchronie historique relative du Grand-duché de Lituanie de fin XVe début XVIe siècles que nous adoptons ici, il faut se contenter de constater que le ruthène du Grand-duché est un ancêtre commun tant du bélarussien que de l’ukrainien contemporains, et que dans les deux cas, le ruthène n’est qu’une des composantes incorporées lors de l’élaboration des standards modernes. Or à la même optique, il est indéniable que tant la Bélarus que l’Ukraine actuelles doivent leur identité historique nationale au Grand-duché de Lituanie, tout même comme la Lituanie actuelle.

L’histoire de l’Ukraine est la plus complexe: le vaste corps de son territoire passa en 1569 du Grand-duché de Lituanie au Royaume de Pologne; d’autres terres y furent ajoutées par la suite. Le dénominateur commun de cet ensemble aux origines hétérogènes a toujours été négatif: c’étaient des terres non moscovites. Cette délimitation négative est redevenue d’actualité ces dernières années au cours desquelles l’État ukrainien est victime d’une agression moscovite suivie, agression que le monde feint d’ignorer. Quelle que soit la langue de la population ukrainienne, l’ukrainien étant au premier chef un symbole politique, le slogan identitaire de l’Ukraine résonne: nous sommes une Rous’ non moscovite; voilà ce qui fait scandale aux fondements idéologiques historiques de la Russie. L’époque lituanienne est une étape fort éloignée dont l’Ukraine contemporaine ne se souvient guère, et si jamais elle le fait, c’est d’habitude avec un clin d’œil trempé de sympathie…

La Bélarus fut bel et bien la Lituanie jusqu’à l’an 1795 où l’Empire de Russie liquida les derniers restants du Grand-duché; les deux grands soulèvements « polonais » contre la Russie, qui se suivirent au XIXe siècle, eurent lieu notamment sur le territoire de l’ancien Grand-duché. Les nations bélarussienne et lituanienne modernes sont nées, au cours du XIXe siècle, côte à côte à force de s’opposer communément aux deux identités qui leur étaient proposées, voire imposées de dehors: la russe et la polonaise; entre elles, elles se sont délimitées sur un principe ethnique-linguistique: est Bélarussien tout ressortissant non russe non polonais du Grand-duché, qui est d’expression slave, et Lituanien, celui d’expression balte. C’est en vertu de cette délimitation-là que le ruthène, jadis la langue de la chancellerie et des hautes instances de l’État lituanien, est devenu le vieux-bélarussien; de la même façon, Francisk Skorina est devenu le père des lettres bélarussiennes.

À l’issue de la première guerre mondiale, les Lituaniens réussirent à constituer un État indépendant (1918 – 1940). Malheureusement, les Bélarussiens n’y réussirent pas: la République démocratique de Bélarus, déclarée en 1918 à Minsk, n’a survécu depuis 1919 qu’en exil[x], et le territoire de Bélarus fut partagé, en 1920, entre la Pologne et la Russie soviétique, pour être totalement incorporé à la Russie en 1939 en vertu du traité Hitler-Staline; la Lituanie subit le même sort un an après. Symboliquement, ce fut la Lituanie qui, ayant renouvelé son indépendance en mars 1990, entama la dislocation de l’Union soviétique, et la Bélarus qui lui donna le dernier coup de grâce en décembre 1991 par les accords de Belaveža. Une fois de plus, le sort des deux pays s’est avéré opposé: la Lituanie a réussi à se transformer en un État démocratique moderne, membre de l’Union européenne; la Bélarus, au bout d’une brève période de transition incertaine, est retombée, par un coup d’État survenu en 1994, dans un régime autoritaire, devenu par la suite carrément dictatorial.

La rédaction de la présente monographie sur Francisk Skorina a été achevée en août 2020, c’est-à-dire, non seulement dans l’an du 550e anniversaire de ce personnage de référence de l’humanisme bélarussien, mais précisément au moment qu’a éclaté le grand soulèvement populaire contre la dictature invétérée de Łukašenka. Ce soulèvement perdure et nous concerne. Ce n’est pas «a quarrel in a faraway country between people of whom we know nothing», comme prétendait jadis un premier ministre britannique la veille de la signature d’un traité malhonnête et déshonorant [xi]; la Bélarus qui souffre et qui a soif de liberté, appartient comme nous autres à l’Europe et à l’humanité. L’objectif du présent volume est d’en fournir quelques arguments supplémentaires.

Prague, le 28 octobre 2020

Tomáš Hoskovec

président du Cercle linguistique de Prague

 

P.S. Dans les Thèses de Prague 2016 qui ouvrent le volume 8 de cette série[xii], nous constatons (article VI) que la linguistique a beau dire qu’elle se cantonne dans la description des faits de langue: elle est, par la force des choses, une force sociale agissant dans cet environnement culturel et historique particulier qu’est la langue; la linguistique doit en être consciente et doit savoir en tirer les conséquences, dont celles d’ordre moral.

 

[i] Au début du XVIe siècle, le moine Filofej [Philothée] s’adresse au grand-prince Vasilij [Basile] III de Moscou le nommant « tsar », c’est-à-dire « césar », et déclare Moscou la « troisième Rome », après Rome et Constantinople, à laquelle ne succédera jamais une quatrième. En 1547, Ivan IV le Terrible, fils de Vasilij III, s’auto-proclame tsar. En 1589, le régent Boris Godunov fait ériger le métropolitanat de Moscou en patriarcat.

[ii] En français, on parle de la maison Jagellon, forme appuyée sur le polonais Jagiello; le nom de famille Yaguello est de la même origine.

[iii] Nous disposons d’un acte juridique daté du 29 janvier 1552 constatant que le docteur Francisk Skorina est décédé; nous n’avons pas de moyen d’établir si son décès survint en janvier 1552 ou en novembre-décembre 1551.

[iv] Comme il imprimait à Prague des fascicules individuels qui devaient être complétés par la suite, sa production a été préservée de façon fort inégale: certains livres bibliques jusqu’à une vingtaine d’exemplaires, d’autres au nombre de un ou deux seulement; d’aucuns ne sont même parvenus du tout jusqu’à nous, et nous ne disposons à leur sujet que de témoignages indirects.

[v] Pour les Évangiles que Skorina ne put pas publier de son vivant, on se réfère à la Bible imprimée dite d’Ostrih [Ostrog] (1580).

[vi] Le moine Veniamin [Benjamin] du monastère de Prague fut chargé, en 1493, de la traduction en slavon depuis la Vulgata latine des livres bibliques que l’archevêque Gennadij de Novgorod n’avait pas réussi à trouver en version slavonne préexistante.

[vii] Skorina possédait la Bible de Prague, imprimée en 1488, qui représente la 4e rédaction de la Bible tchèque. La traduction complète de la Bible en tchèque est la toute première parmi les langues slaves. Elle commença à la fin du XIVe siècle et ses rédactions successives furent parallèles à la réforme tchèque hussite du XVe.

[viii] Rappelons en outre, qu’à la mort du roi de Bohême Václav IV (1419), les états tchèques s’opposèrent aux prétentions de son frère Sigismond, empereur de Rome, et offrirent la couronne tchèque à Vytautas, grand-duc de Lituanie, qui l’accepta d’emblée, mais faisant sans cesse la guerre à ses voisins, n’eut jamais le temps de venir se faire couronner à Prague, où il envoya, dès son acceptation, son représentant par intérim.

[ix] Ce n’est pas le lieu ici d’exposer les rapports étatiques particuliers qui existaient, de 1569 à 1795, entre le Royaume de Pologne et le Grand-duché de Lituanie.

[x] Le Conseil d’exil de la République démocratique de Bélarus existe toujours, actif continûment déjà depuis cent ans… Les actes politiques de cette République, couvrant la période 1917 – 1939, ont été soigneusement publiés en 1998 par M. Siarhej Šupa, ISBN 9986-9219-2-9 (livre 1), 9986-9219-3-7 (livre 2).

[xi] La Grande-Bretagne est l’unique des quatre hautes parties contractantes à n’avoir jamais révoqué sa signature: noblesse oblige.

[xii] Elles sont disponibles également au site du CLP <www.cercledeprague.org>, et dans la revue internet Texto! <www.revue-texto.net>